samedi 14 janvier 2012

Quelque chose en nous de rooskiy

Je n'achète pas souvent les livres qui ont reçu des prix littéraires. Le Houellebecq qui a reçu le Gouncourt de l'an dernier, La Carte et le Territoire, a été une exception à la règle, car j'étais curieuse à son sujet, mais il m'arrive d'emprunter des livres à des amis, et il se trouve parfois que ces ouvrages ont reçu des prix. Ce fut le cas avec Les Disparus de Daniel Mendelsohn qui avait reçu le prix Médicis mais il ne m'inspirait pas du tout à l'époque, et il aura fallu qu'une collègue me le prête pour que j'en tombe amoureuse et que j'en achète ensuite la version originale. Comme quoi...

Cette année on m'a offert à Noël le nouveau Goncourt que je n'ai pas encore lu, et j'ai fini par emprunter à une amie le Limonov d'Emmanuel Carrère, non pas parce qu'il avait reçu le Prix Renaudot, mais parce que la préface que Carrère avait écrite pour Les Chuchoteurs d' Orlando Figes m'avait plu. Je savais que mon amie, russophile et russophone, avait lu Limonov , et je la savais critique à l'égard du livre, donc je lui ai demandé de me le prêter pour les fêtes, alors même qu'elle partait pour Moscou.

Je ne lis pas souvent de biographies, c'est un genre, comme le biopic au cinéma, qui ne m'attire guère, probablement parce qu'il me semble assez peu littéraire, mais je sentais que le livre de Carrère pouvait se distinguer du stéréotype biographique. C'est en partie vrai. Ce n'est pas une biographie, mais un portrait. Reste à savoir de qui...

J'ai fini ma lecture hier soir et je peux dire que, pour ma part, sans être vraiment sous le charme, je comprends qu'il ait séduit mais je comprends aussi les réserves de mon amie, sans pour autant les partager.

En racontant la vie du sulfureux, et toujours bien vivant, Edouard Limonov, Emmanuel Carrère parle en fait beaucoup de lui -- et un peu de sa mère, la célèbre Hélène Carrère d' Encausse, grande critique du soviétisme et proche de Poutine --, et on peut, à l’évidence, lire en creux, ce que Carrère est, ou ce qu'il pense être; ce qu'il regrette un peu de n'avoir pas été, et ce qu'il aimerait pouvoir être; ce qui le fascine et ce qu'il exècre; ce qui l'attendrit et ce qui le rebute. Limonov dont le parcours chaotique n'est pas dénué d'une certaine cohérence, est un double bien commode pour dire tout ça, et c'est ce que j'ai aimé dans le livre, ce qui en fait bien plus qu'une simple biographie, mais une vraie construction littéraire.

C'est donc un Limonov, rêvé, dont il est question dans cet ouvrage (il paraît qu'en Russie il dit à qui veut l'entendre qu'un "bourgeois de Paris" à écrit sur lui), un Limonov reconstruit à travers le prisme presque exclusif des livres de Limonov lui-même (pour la plupart relevant de l'autobiographie et de l'autofiction) et de la psyché d' Emmanuel Carrère. L'entreprise est donc fort intéressante, car les enjeux dépassent la simple biographie telle qu'un historien, par exemple, pourrait la construire en croisant de multiples sources. Le Limonov de Carrère c'est en fait un livre enfanté par d'autres livres, puisque c'est dans la matière artistique produite par Limonov que Carrère a essentiellement puisé, et c'est aussi un double miroir où se reflètent l'image d'un écrivain qui a passé sa vie à se regarder et à écrire sur lui-même, et celle que l'auteur du livre a de lui, cette dernière image étant brouillée et sans doute déformée, par le reflet de l'auteur lui-même.

A l'arrivée, Emmanuel Carrère a écrit un roman, parce que la vie de Limonov a été très romanesque, ce qui selon lui l'a poussé à faire ce livre, mais aussi parce que l'histoire racontée se situe finalement ailleurs. C'est l'histoire d'un regard sur soi et sur l'autre, avec quelque chose qui rappelle un peu la cristallisation chère à Stendhal et le sentiment amoureux. D'ailleurs l'auteur joue un peu pour Limonov, le rôle qu'il prête à son héros auprès des femmes qui ont traversé sa vie, acceptant de le voir parfois dans sa petitesse, ses travers et ses fiascos, reconnaissant ses faux-pas et ses erreurs -- ses crimes peut-être--, mais le devinant beau dans la laideur et bon dans la méchanceté, le voulant fondamentalement magnifique et héroïque.

Sous la plume de Carrère, Limonov est souvent un loser (et c'est pour ça qu'au fond il l'aime), parfois un bourrin -- et même un sale type!, quelque fois une diva, mais c'est surtout un héros romantique (amoureux fou de ses compagnes et  loyal envers les causes ou les amis auxquels il s'attache) et ce qu'il semble le plus admirer chez lui c'est cette vertu qui fait souvent défaut à l'homme de lettre: le courage. Limonov c'est l' anti-Houellebecq!

L'auteur dit que Limonov a grandi, comme lui, en lisant les livres de Dumas et de Jules Verne, et a, toute sa vie, voulu être un héros de roman, et si c'est le cas, alors Carrère a accompli dans ce livre, pour son double littéraire, ce que le vrai Edouard aurait raté malgré ses efforts pour vivre une vie d'aventurier. Mais peut-être l'assertion de l'auteur n'est après tout qu'un moyen pour justifier son entreprise, ou se donner à lui-même le beau rôle...

Mon amie n'a pas vraiment apprécié le livre pour des raisons que je crois surtout politiques. Et comme elle connaît et Kharkov où Limonov a grandi, et la Russie, elle a par ailleurs relevé quelques erreurs çà et là, refusant à Emmanuel Carrère toute licence poétique. Mais je pense surtout qu'elle préfère aux héros romanesques les héros réels, et que Limonov est un anti-héros à ses yeux, quelqu'un de trop "sombre",  qui manque aussi peut-être un peu trop de failles, et dont la résilience ne l'impressionne guère; quelqu'un qui a fait trop de mauvais choix et sur lequel il n'était pas nécessaire de faire un livre. Il faudra d 'ailleurs que je lui dise qu'il doit y avoir en elle un petit côté stalinien qui la pousse vers des héros plus positifs! J'espère qu'elle appréciera l'ironie et je suis sûre qu'elle ne m'en voudra pas de la taquiner ainsi.

Moi j'avoue que ce livre m'a donné envie de lire les livres d' Edouard Limonov !

Alors pourquoi ne suis-je pas tout à fait sous le charme? Eh bien parce que je trouve le livre très intéressant mais inégal. Certains passages font mouche ou sont touchants mais d'autres sont un peu écrits avec les pieds. Et Carrère se croît un peu trop souvent obligé d'étoffer son livre par des exposés sur l'histoire récente de la Russie (ou des Balkans) et au lieu de le faire habilement pour offrir un contexte aux différents "exploits" de son héros, il le fait sur un ton presque professoral qui lui vient peut-être de maman mais qui gâche le roman limonovien; il a même recyclé un passage de la fameuse préface que j'avais aimée, et je dois dire que ça m'a énervée.

Et puis c'est vrai qu'il a quelque chose d'un peu agaçant, d' un peu trop "entre deux", ce Carrère, avec un pied dans le monde bourgeois et confortable d'une certaine bien-pensance et bienséance toujours prête à hisser certains étendards ou à lancer l'anathème contre les méchants, et un autre dans le monde plus relativiste de ceux qui se gardent des jugements hâtifs et qui privilégient et la sensibilité et la hauteur de vue. Du coup, il paraît un peu Normand parfois, ou comme il le dit lui-même, enclin à pencher du côté du dernier qui a parlé.

Je crois, néanmoins, qu'il y a beaucoup d'humanité, et quelques fulgurances (mais les doit-on à Edouard ou à Emmanuel?, c'est la question) dans ce livre, et qu'il vaut la peine d'être lu.