mercredi 18 mai 2011

L' Affaire Strauss-Kahn

Quand je lis certaines réactions en ligne, je suis ébahie de voir à quel point les media et l'émotion gouvernent les esprits aujourd'hui. J'ai alors envie de me faire anthropologue pour un moment.

L'affaire DSK c'est une sorte de nouvelle affaire Dreyfus – ce qui sous ma plume n'implique évidemment aucune connotations d'ordre antisémite, le fait que Stauss-Kahn soit juif lui aussi n'étant en l'espèce qu'une coïncidence – non pas nécessairement une histoire d'erreur judiciaire (aucun jugement n'a encore été rendu et DSK est peut-être coupable après tout), mais une affaire où on prend à cœur, ou on s' énerve ou on s'offusque, où deux camps se dessinent et semblent prêts à s'empoigner.

Beaucoup (et ils sont en général Américains, mais pas seulement) sont déjà convaincus d'avance, et s'expriment avec la certitude du juste, sans tenir compte de la présomption d'innocence, persuadés qu'une tentative de viol a eu lieu, comme en d'autre temps d'aucuns furent certains qu'un traître livrant des secrets à l'ennemi allemand avait été démasqué. Pourquoi? Pas pour les mêmes raisons particulières, bien sûr, mais je crois que tout un contexte et "bagage" préexistant expliquent ce manque de recul et cette conviction immédiate. Peut-être est-il coupable de tentative de viol, en effet, mais là n'est pas la question, ni mon sujet ici.

En 1894, pour beaucoup de Français la culpabilité du capitaine Alfred Dreyfus ne pouvait faire de doute car tout était contre lui: il incarnait une forme de réussite que jalousaient les uns et enviaient les autres (c'est sans doute aussi le cas de DSK); il était juif et donc dans l' atmosphère hautement antisémite de l'époque en France c'était un traitre en puissance, un être dénué de toute morale (transposons ici et on retrouve la méfiance que certains éprouvent à l'égard des "élites" et en particulier cette classe politique à laquelle on prête toutes les turpitudes); les faits reprochés étaient les plus graves qu'on puisse imaginer alors: livrer des secrets à l'ennemi, et en même temps les plus susceptibles d'interpeler l'opinion (dans l' Amérique d'aujourd'hui, hormis le terrorisme, les affaires de moeurs sont sans doute les sujets les plus sensibles, et les scandales sexuels font recette); Dreyfus l' Alsacien était originaire des "Provinces Perdues" et donc de cette marge frontalière avec l' Allemagne ennemie ce qui impliquait une forme de proximité avec le mal ou en tout cas de terrain propice au franchissement des lignes-frontière, au passage à l'acte (si on transpose encore, il y a le passé de DSK, les rumeurs de sexualité débridée, d'orgies, et surtout celles concernant une attitude pressante envers les femmes qui relèverait peut-être du harcèlement, bref il a pu déraper plus gravement et libérer le prédateur sexuel qui sommeillait en lui cette fois-ci et peut-être même en d'autres occasions!); Dreyfus avait été proclamé coupable par les plus hautes autorités militaires à l'issue d'un conseil de guerre mais avant cela la presse avait révélé qu'un traitre venait d'être arrêté. Ici DSK est désigné coupable par une procédure de type accusatoire qui considère que c'est ensuite au défendeur de prouver son innocence, et par des images fortes montrant au monde entier des membres de l'autorité policière et judiciaire le traitant comme un danger public. Le District Attorney (enfin l'un de ses assistants) a même fait allusion à une autre affaire similaire! En France, le cas de Tristane Banon que tout le monde avait oublié a resurgi. Le principe de la récurrence (supposée) faisant office de preuve en soi! Coupable ici, coupable là.

Pour couronner l'analogie, qui sans doute choquera certains, n'oublions pas que c'est une femme de ménage qui, fouillant les poubelles de l'ambassade d' Allemagne sur ordre des services d'espionnage français, trouva le fameux bordereau qui allait mener Dreyfus devant le conseil de guerre !

On me dira que Dreyfus était un inconnu, alors que DSK est un homme très connu, qu'il était certes un officier, mais certainement pas un membre de l'état major alors que DSK est le président du FMI et a été présenté depuis des mois comme le présidentiable qui allait faire tomber Sarkozy. C'est en effet l'image qu'il a en France. Mais aux Etats-Unis? Pour l'opinion publique américaine, dans sa majorité, DSK n' était pas plus connu que Dreyfus en son temps ne l'était. Il incarne tout ce que j'ai dit plus haut, mais je doute que l' Américain moyen le voit comme " l'homme le plus puissant du monde" (expression utilisée par certains ici, parce qu'à la tête du FMI), et il n'est désormais connu que pour les allégations de la plaignante, une suite de soit-disant 3000 euros (en réalité elle lui a coûté un peu plus de 500) et ces témoignages décrivant ou montrant un vieil homme patibulaire et arrogant qui aurait réclamé un traitement de faveur.

D'ailleurs, en parlant d'images comment ne pas rapprocher les images terribles et humiliantes de la comparution devant le juge, livrées en pâture au monde entier, que certains ont qualifiées de "mise à mort médiatique", de la fameuse dégradation de Dreyfus, qui aurait tant impressionné Théodore Herzl à l'époque? Symboliquement, DSK a eu ses insignes arrachés, et son épée brisée.*

A ce sujet, Christian Salmon, qui a publié il y a quelques années l'éclairant Storytelling, La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits livre une intéressante analyse sur les images concernant DSK.

Cette analyse permet de comprendre l'autre camp, celui des DSKards, qui comme les tous premiers Dreyfusards (et ils n'étaient pas nombreux)sont indignés et blessés par les paroles de leurs adversaires. Il y a les proches (famille et amis) comme toujours, mais aussi ce que j' appellerai "la famille élargie", ceux qui se sentent concernés et visés indirectement: les gens du PS, les média français qui avaient fait de DSK, à grand renfort de sondage, leurs favoris, leur champion; les collègues du FMI et toute une nébuleuse financière pour qui DSK était "le patron"; une certaine caste politique qui craint d' être livrée 'aux chiens" et s'insurge contre le traitement réservé à l'un des leurs, mais aussi des citoyens abasourdis qui n'en reviennent pas d'assister à une telle chute en direct sur les écrans et qui se disent que comme dans toute télé-réalité, un scénario a du être élaboré et que la vérité est ailleurs.

J'en terminerai ici avec une dernière réflexion sur la théorie du complot ou plutôt du piège, qui a ses adeptes en France (y compris parmi des gens sensés) et au FMI, dont les Anglo-saxons se gaussent en ce moment et qu'ils présentent comme une sorte d'aveuglement, de déni, d'indulgence fautive envers les écarts sexuels d'un ressortissant, de sympathie déplacée pour les affres d'un satyre, voire de provocation vis-à-vis de la justice américaine (le cas Polanski planant comme une grande ombre sur toute cette histoire).

Justement d'autres affaires, dont l'affaire Dreyfus et plus récemment l'affaire d' Outreau ou encore les allégations contre Dominique Baudis en 2003 , sont passées par là, et expliquent peut-être qu'on se méfie beaucoup des accusations et des culpabilités servies sur un plateau.


* Je pense aussi à Claude Gauvard, dont je fus l'élève, et qui n' a eu de cesse d'insister sur la prégnance de l'honneur dans la société médiévale, et je constate que quelque chose d'assez similaire est en jeu ici aussi. Nous sommes toujours sensibles à cette fama qui peut faire et défaire les culpabilités.