vendredi 5 juin 2009

Cet acteur que j'aime


La nouvelle du trépas de David Carradine,retrouvé mort en Thaïlande, m'a sincèrement attristée. Je ne manquais aucun épisode de la série "Kung Fu" lorsque j'étais gamine, et je dois avouer que j'avais le béguin pour Kwai Chang Caine. David Carradine avait su donner à son personnage ce mélange étonnant de détachement très bouddhiste et de charisme incontestable. Il était tour à tour, mendiant et roi des arts martiaux, d'ici et d'ailleurs, indifférent aux contingences terrestres et palpitant d'amour, éthéré et sensuel. Je lui dois peut-être après tout d'avoir pris des cours de Kung Fu bien des années après...

C'est assez troublant et déconcertant, ces sentiments que nous inspirent les acteurs, des gens que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons probablement jamais dans la vraie vie. Ils nous attachent à eux alors qu'ils restent inaccessibles, ils nous séduisent par le biais d'artifices, mais sans nous voir – en nous rêvant peut-être?– et la relation qui en résulte relève bien de la fiction. Pourtant l'émotion est là, les liens se jouent de l'absence, font fi de la non-réciprocité, résistent même au temps. Ils s'installent en nous, au gré des représentations, des séances ou des diffusions télé, et n'en repartent jamais tout à fait. Nos meubles invisibles ont un jour épousé leur être et dès lors portent leur empreinte.
Et ils n'ont pas besoin d'être devenus nos idoles pour habiter ainsi nos vies. Ce sont plutôt des esprits familiers qui nous accompagnent, petits dieux lares issus des postes de télévision, creusant leur niche sans y paraître, au fil des des films et des années. Alors, quand l'un d'entre eux quitte le monde des vivants, il laisse un petit vide impossible à combler. Cependant la magie de l'écran et la force de l'image, font que leur reflet reste avec nous, imprimé dans les choses; leur écho ne disparaît pas tout à fait. L'amour passionné que l'on porte à une idole, quelque soit l'art qui nous l'a fait connaître (pour certain le cinéma ou la télévision, pour d'autres la littérature, la musique, le football...) relève du monothéisme le plus fervent et flirte souvent avec le fanatisme; la simple religion des acteurs, elle, est proche de l'animisme. J'ai cette religion-là, je crois.
Je lis en ce moment le roman d'un acteur que j'aime. Il s'agit d'un homme que je ne rencontrerai sans doûte jamais, mais que j'ai connu acteur d'abord, puis cinéaste, que j'ai apprécié grandement dans ces deux registres, et que je découvre aujourd'hui écrivain. Bernard Giraudeau avait déjà publié plusieurs livres, mais il aura fallu que la vie lui réserve deux cancers, et des critiques littéraires dithyrambiques pour que je me décide enfin à le lire. Et c'est vrai, ma foi, qu'il écrit bien le bougre!
Cher Amour est un livre qui vaut le détour, parce que Bernard Giraudeau sait faire partager ses voyages à l'autre bout du monde et sait se faire conteur; parce qu'il a du style et que ça change de tant de gens célèbres qui prétendent publier des livres mais écrivent comme des pieds ou font écrire par des nègres sans talent des ouvrages sans intérêt; parce qu'il utilise un procédé ingénieux et troublant, en s'adressant à une femme anonyme, tantôt muse, tantôt fantôme, tantôt déesse, une femme qui est tour à tour un stéreotype de Parisienne et toutes les femmes, celles qu'il a aimées, désirées, possédées ou rêvées, et moi peut-être. C'est une inviation au voyage et à l'amour. C'est surtout un curieux et judicieux mélange de lettre sans fin et sans réponse– telle une bouteille jetée à la mer vers une terre improbable, une analogie que le marin en lui aura peut-être imaginée et pourrait apprécier– et d'autobiographie, de récit de voyages, entremêlé de digressions historiques, de contes rapportés ou inventés pour le plaisir de la belle et de l'auteur, et de réflexions sur le métier d'acteur. Ces passages où Giraudeau reste à quai et revient vers les planches du théâtre m'ont troublée car j'étais présente dans la salle pour deux des pièces qu'il évoque: Le libertin et Becket ou l'amour de Dieu. Oui j'étais de ceux qui l'ont applaudi dans les rôles de Diderot et du roi Henri, j'ai aimé la richesse de son jeu, son charme, sa présence et sa sensibilité alors; je goûte aujourd'hui d'autres facettes de son talent, et je jouis de ce joli privilège: revisiter des instants révolus, en passant de l'autre côté du miroir, en revoyant les scènes par les yeux de l'acteur, ressuscitées et sans doûte déformées aussi, au moment où il les reconstitue en écrivant pour nous.

Tous les arts sont en fait convoqués dans ce roman, tous les visages de l'artiste, puisque Giraudeau le cinéaste ne cesse pas de filmer pendant ces voyages. Parfois ces arts, pareils aux dieux antiques ou aux sorcières de Shakespeare, complotent ensemble pour entraîner l'auteur sur d'autres rives et faire avancer le roman: ainsi lors d' un tournage aux Philippines, un rôle offre un voyage en Asie, permet de capturer des images et les rencontres fictives ou réelles nourrissent le récit.

Le "roman" court ainsi sur plusieurs années, entre Amérique latine, Afrique, et Extrême Orient, tel une odyssée entrecoupée de rôles qui sont encore d'autres voyages où les écueils existent et les naufrages sont également possibles.

En fait il y a quelque chose de très malin et de tout à fait grec dans ce livre, ce qui me plait beaucoup. Odysseus aussi racontait des histoires. Bernard Giraudeau a très bien compris qu' Ulysse le marin au fond fut un acteur, seigneur des métamorphoses, se masquant et se déguisant sans cesse, un habile conteur qui brodait souvent pour captiver son auditoire à la cour des Phéaciens ou mentait allègrement devant "les prétendants" de son épouse en Ithaque. Ulysse fut un fabuleux narrateur qui se mettait en scène à travers ses récits, mais il était aussi littéralement mis en scène par les autres comme dans le chant de l'aède sur le fameux cheval, un épisode troyen que tant de gens croient à tord pouvoir trouver dans L'Iliade. Comme Ulysse, Bernard Giraudeau peut être heureux d'avoir fait de si beaux voyages; comme lui il revient souvent vers la terre (Mme T. ?)et se laisse souvent charmer; comme lui, il s'adresse à Nausicaa tout en invoquant Circé, en désirant Calypso, et sans doûte en regrettant un peu Pénélope.
Au fond son livre me rappelle ce que dit Pietro Citati dans un essai sur l'Odyssée: "Le monde sur lequel Ulysse règne comme un souverain tout-puissant est celui du récit, aussi compliqué, illimité que le tracé de ses voyages sur la carte du monde. Personne dans l’Odyssée, où tous trompent, font semblant et racontent, ne possède ses qualités de narrateur ; personne n’a cette mémoire si constante, cet esprit équivoque comme le destin, inextricable comme les nœuds de Circé, coloré comme l’esprit d’Hermès, multiforme comme Protée, aussi menteur que les bonimenteurs de rue. Agamemnon, puis les Sirènes, l’appellent "celui qui connaît beaucoup d’histoires". En quelques vers mémorables, l’Iliade avait défini les lois de la poésie ; l’Odyssée glose ces vers, révélant pour la première fois dans la littérature occidentale les lois de l’art de raconter. Alors que la poésie est inspirée par les Muses, le récit jaillit de l’expérience du narrateur, qui peut réunir à son tour, dans sa propre voix, les témoignages des autres. À la cour des Phéaciens triomphe ainsi, pour la première fois en Occident, le récit autobiographique."

Cet acteur que j'aime est donc aussi un auteur qui me plait. Il me reste quelques pages avant d'arriver au terme de ce Cher Amour. Le récit m'appelle, réclame ma lecture, mais j'ai préféré écrire ceci, répugnant à embarquer de nouveau si tôt sous le commandement du capitaine Giraudeau car la dernière ligne est trop proche, l'horizon sera hélas vite atteint et je ne veux pas que le voyage finisse.
De Kwai Chang Caine, le Shaolin errant, à Giraudeau l'écrivain de marine, en passant par l'avisé Ulysse...il y a une étrange logique dans ce billet, n'est-ce pas?

lundi 1 juin 2009

From despair to hope

At first glance, Ken Loach and Eric Cantona make an unlikley pairing. Yet Loach is a football lover and Cantona, who has always been a peculiar footballer and has re-invented himself as actor/painter/photographer/poet, says he admires the British film-maker.

I am not a football watcher but ironically I watched Looking for Eric at the end of the week that saw Barcelona beat Manchester United. To all the MU supporters I say, go and watch Loach's movie you may recover from grief.

In Cannes Ken Loach said "at the game you go from despair to hope to triumph to sadness to elation within an hour and three quarters. If a film could achieve that, it'd be some film". So Looking for Eric may have more to do with cinema than with footbal, fan attitude or Eric Cantona at the end of the day. It is said that Cantona himself ordered it. He wanted a film to pay a tribute to a former fan of his, a postman from Manchester. Loach obliged but he somehow managed to make a film that isn't that far from his usual world.

Our main protagonist is called Eric Bishop, a postman, a good man who has very little self-esteem left, whose whole life is a mess. The first scene shows him driving like a mad man, backwards around the same roundabout, over and over, ready to end his misery and himself. In one scene later, Eric reveals he screwed up his life a long time ago and has been pretending for years. Eric is lost; his friends/colleagues are worried, they think he needs laughter. But he is not alone and he's going to find himself again eventually. From despair to hope indeed. Meanwhile the audience will be entertained and will even laugh.

Yes Looking for Eric is an enjoyable moment, a comedy rather than a tragedy, and for once in Ken Loach's work there's a good amount of light — in every sense of the word–despite some dark powerful moments, but it isn't just a feel-good movie and the Trotskyist film maker doesn't forget his social preoccupations and his political statements.

Yes Cantona has charisma and provides many smiles thanks to all the "cantonaisms"(those aphorisms he became famous for) Paul Laverty wrote for him. It's a lot of fun to watch him play with his public image, uttering "his proverbs and fucking philosophy" as Eric Bishop says – asking his revered hero to stop that bullshit for he already needed years to recover from the bloody seagulls!– and, in the end, laugh of himself. By the way the seagulls stuff– which is showed at the end of the film during the credits– wasn't that cryptic, the metaphor was quite obvious, it's the moment that felt quirky and made it sound like a nonsense. Cantona suddenly became a character from Lewis Carroll.

Movie-buff people make reference to Capra, but I guess that Ken Loach may have thought of Alice when he made the film because, following the unusual fantasy road, he takes both Eric Bishop and us for a "through the looking-glass" journey, backwards-style, in Cantonaland, with Eric Cantona showing up in Eric's room to become his existential guru. There's a Cheshire cat in that Eric!

Don't worry Ken Loach hasn't been damaged by the Twilight fever, he didn't swap social realism for fantastic; the trick is explained early enough at the beginning of the film when one of Eric's mates, who's fond of psychological and self-coaching books, suggests a group session. Everyone is supposed to think of an imaginary mirror and must focus on someone who loves them before looking at themselves through the eyes of someone they love and admire above all. For Eric Bishop it's Cantona!
Later, as Eric is smoking a joint and having a solitary self-pity session, the life-sized poster of Eric The King starts working as said mirror...and there he appears, bigger than life, the genie from the pot!

The film has flaws, the pace isn't perfect, some scenes lack subtlety, and the key metaphor of "the pass" being more important than the goal is a bit heavy, but I like the idea of the mirror, its mischievousness, and the dummy move it represents. The Cantona/Bishop scenes are basically an inner dialogue, Eric borrowing his idol's appearance to deal with everything he goes through, but there's more. Behind the ghost-idol who plays the charismatic and convenient life coach, there's Lily, Eric's first wife, the one whom he left but never stopped loving, the one who loved him more than anything and whom he hasn't faced for years despite their having a daughter.

The film is about love, about family, about solidarity, about trusting your partners, your team mates. Of course Loach can't help delivering a few kicks at football market, sponsors and fucking Murdoch, pointing out that postmen can't afford tickets and can only watch games on tv, but this isn't really a film about football per se.

The film surpises because it seems like a parenthèse ensoleillée in Loach's career, but I think it is nothing that the reverse side of the same coin. Heads or tails, the Death kept asking in the Coens' movie, No Country for Old Men, and once only the toss allowed a happy ending. Most of the time, it's hopeless and ends tragically because of the forces of F (Fate or Free Market), but this time, despite the personal pains and the general crisis (perhaps thanks to it actually), for once, it came down smiling heads for Ken Loach's characters. I won't blame him for indulging in a moment of optimism. Even the most realist ones among us need it from time to time.

In Loach's previous film, the brilliant and depressing It's A Free World – clearly not as uplifting but a better film than Looking for Eric– Ken Loach exposed a system based on the triumph of individualism, on the poor exploiting the poorer, leaving the audience with only their eyes to cry; here he celebrates the collective which makes the most vulnerable suddenly stronger. The "Operation Cantona" scene, besides being very funny("I will find you...because I'm a postman!"), says it all. Eric had to wear a mask before he could find himself again and put his blue shoes on; safety is possible provided that you're stay together; true glory is revealed in taking the risk of supporting the others; victory comes from the pass; brotherhood may overcome; salvation lies in the collective; lost love can be found again.

Looks like that, despite his ability to face this free world and tell it as he sees it, Ken Loach is hopeful yet.