vendredi 7 mars 2008

Une madeleine américaine

The Lost, ou Les Disparus en Français est un des meilleurs livres que j'ai lus depuis très longtemps. Il s'agit d'un histoire vraie, d'une enquête quasi journalistique et pourtant c'est vraiment de la Littérature.

Les Disparus mérite tout à fait ce prix Médicis du meilleur roman étranger obtenu fin 2007. Il gagne à être lu.

Le plus amusant est que j'ai longtemps résisté à ce livre. Pendant des mois il m'a tentée et exaspérée tout à la fois. Il me lorgnait et me défiait , en pile, depuis les étalages de la Fnac ou dans ma librairie de quartier où j'aime à errer. Je l'avais repéré assez tôt, je lui jetais des coups d'oeil furtifs, le soupesant du regard. Mais jamais je ne l'ai feuilleté ou même effleuré. Toujours je le fuyais, en raison surtout du bandeau sur la couverture qui le vendait comme étant "l'anti-Bienveillantes". J' y voyais simplement un coup marketing et un livre surfant sur la vague de celui de Littell(que je n'avais d'ailleurs pas trouvé très bon). Et puis un jour une collègue que j'estime, et qui enseigne la littérature, m'a confié avoir été enthousiasmée par le travail de Mendelsohn et j'ai commencé à me dire que j'avais peut-être eu tord de repousser les avances de l'ouvrage! J'ai alors demandé à une autre collègue de me le prêter.

Les grandes histoires d'amour commencent parfois comme ça. Un premier rendez-vous manqué, une longue parade amoureuse, des rebuffades, et puis l'intervention d'un tiers qui permet finalement la rencontre. J'ignorais tout de l'auteur, mais rencontre il y eut. Ce n'est pas la première fois que je tombe ainsi amoureuse d'un auteur, que je trouve une âme soeur en un écrivain, mais ils sont en général morts depuis longtemps. Celui-ci est bien vivant, bien que New-Yorkais, homosexuel et juif.

A bien y réfléchir, c' était une rencontre à la fois improbable et évidente. Un Américain, juif, enquête et écrit sur la mort de ses lointains parents (son grand-oncle Shmiel et la femme et les filles de ce dernier) dont il sait qu'il furent tués par les Nazis dans un petit village de Galicie, Bolechow, (Ukraine actuelle) pendant la seconde guerre mondiale. Dès le départ on baigne dans la judeité familiale et il émaille son récit d'exégèse de la Torah. Il y avait de quoi me faire prendre mes jambes à mon cou, moi qui suis athée et ai en horreur toute forme de communautarisme. Et puis je n'ai pas de fascination macabre pour ce qu'on appelle la littérature des camps ou les récits de génocide. Et puis, en tant qu' historienne et professeur d'Histoire, je regrette la trop grande place prise par la seconde guerre mondiale dans l'enseignement et surtout je ne cesse de pester contre le mélange des genres, le règne du pathos et ce devoir de mémoire que politiques et groupes de pression ont sorti de leur chapeau il y a quelques années et dont on nous rebat les oreilles depuis. Inutile de dire ici ce que je pense de la dernière trouvaille sarkozyenne (enfin de Klarsfeld) sur l'enseignement primaire, ou des prises de position de gens comme Finkelkraut.

Mais dans le livre de Mendelsohn, il n'y a rien de tout cela ! Ce n'est pas un livre qui prétend participer à la construction de l'Histoire, ce n'est pas un livre sur le génocide juif, ce n'est pas un livre religieux, et ça n'est certainement pas un livre communautariste. Le livre ne cherche pas à faire dans l'émotion facile, le cinématographique et le mélodrame. On ne nage jamais dans le pathos, et pourtant il m'a remuée en profondeur.Il s'ouvre par une citation de Proust, tirée de La Prisonnière, sixième tome de A La Recherche du Temps Perdu. Et là tout est dit, évident.

J'aime ce livre car, en partant de souvenirs personnels et d'une quête individuelle, c'est un livre sur la famille, sur les relations que l'on noue avec les êtres qui nous sont proches ou que l'on rencontre en chemin et sur la mémoire. Et non pas un livre sur UNE mémoire. La traduction du titre pose d'ailleurs problème, mais comme le dit Eco, traduire c'est dire PRESQUE la même chose. The Lost, ce sont les disparus en effet, les oubliés, ceux qui ne sont plus là car la mort et l'oubli les a emportés, mais c'est aussi tout ce qui se perd en chemin, tout ce qui est perdu dans une vie. Le Français hélas ne permet pas de rendre compte de la richesse du titre. Mendelsohn oscille entre la lucidité (il sait au fond que certaines pertes sont irrémédiables, qu'une vérité se dérobe inévitablement et reste inaccessible) et le fol espoir de pouvoir combattre le néant qui dévore tout, de pouvoir redonner vie aux êtres par les mots, de retrouver ce qui a été perdu . Il sait aussi que le temps est compté, qu'il faut agir pendant que les êtres sont là et que ce que la mort a pris reste perdu malgré tous les efforts entrepris. Le livre est donc très mélancolique, nostalgique, et comporte ce sens du tragique cher à l'auteur puisqu'il est Hélléniste, mais on y trouve aussi des moments de grâce et le sentiment que la quête n'est pas vaine. En chemin, Daniel a trouvé ou retrouvé en partie ce qui avait été perdu.

En postface il écrit d'ailleurs ceci, à propos de son frère Matt, qu'il a réussi à entraîner dans sa quête et dont les belles photographies illustrent le livre:

"It would be an injustice, however, not to mark especially my deepest gratitude to Matt above all, since he has been a full collaborator in this project from start to finish; the tale told in this book owes as much to him as it does to me, and not simply because so many of its pages give evidence of his extraordinary talent. If I say that he has a beautiful way of seeing things, I am referring to more than his professional eye; in the end, his profound humaneness made itself felt in the words as much as the pictures. Of all that I found during my search, he is the greatest treasure."

La réflexion sur la fratrie est sans doute un des aspects les plus intéressants du livre. Mendelsohn rumine cet examen chapitre après chapitre, montrant que des sentiments complexes entrent en jeu. Très habilement, avec une grande intelligence mais aussi avec élégance et délicatesse, il articule ses réflexions autour de souvenirs, de son enquête, des témoignages recueillis, sur des extraits de la Torah ou plus exactement sur des exégèses de la Torah. Je dois dire que c'est passionnant, et j'ai particulièrement aimé la manière dont il traite le texte, comme une oeuvre littéraire (et on sent là le professeur de Grec ancien qu'il est!) et non comme un livre sacré. Et il le fait sans prétention, sans cuistrerie. Il ne s'agit pas de plaquages artificiels pour faire érudit. Tout est magnifiquement bien agencés et trouve une place inconstestable. Les exégètes qu'il invoque, l'un rabbi de la Californie moderne, Friedman, l'autre rabbi de la France médiévale, Rashi, deviennent au fil des pages des compagnons évidents dont les commentaires sont de charmantes diversions/digressions, que Mendelsohn commente à son tour en une sorte de méta-exégèse.

Ce qui frappe chez Daniel Mendelsohn à la fin, outre ce style proustien où il déroule le texte en spirales digressives et où il cultive l'art de l'intertextualité et de l'histoire à l'intérieur de l'histoire, c'est son intelligence des êtres, c'est tout simplement son humanité. Et l'homme a de l'humour. Il sait se montrer malicieux et espiègle. A de nombreuse reprises il fait sourire le lecteur, y compris dans les passages les plus ardus ou les plus secs.

Voici enfin une longue citation (avec coupure toutefois) pour terminer - mais c'est un passage merveilleux- concernant Sodome et Gomorrhe (évidemment!), qui intervient alors que le récit se déroule en Israël, et où Mendelsohn conteste le commentaire érudit de Rashi pour expliquer la transformation en statue de sel de la femme de Loth. Je trouve que cet extrait, qui n'aborde pourtant ni la guerre en Europe, ni les parents perdus, dit tout du livre et de son auteur, et explique bien que je sois tombée en amour.

"As ingenious as this explanation is, it seems to me to miss entirely the emotional significance of the text- its beautiful and beautifully economical evocation of certain difficult feelings that most ordinary people, at least, are all too familiar with: searing regret for the past we must abandon, tragic longing for what must be left behind. (...) Still, perhaps that's the pagan, the Hellenist in me talking. (Rabbi Friedman, by contrast, cannot bring himself even to contemplate that what the people of Sodom intend to do to the two male angels, as they crowd around Lot's house at the beginning of theis narrative, is to rape them, and interpretation blandly accepted by Rashi, who blithely points out thta if the Sodomites hadn't wanted sexual pleasure from the angels, Lot wouldn't have suggested, as he rather startingly does, that the Sodomites take his two daughter as subsitutes. But then, Rashi was French.)It is this temperamental failure to understand Sodom in its own context, as an ancient metropolis of the Near East, as a site of sophisticated, even decadent delights and hyper-civilized beauties, that results in the commentator's inability to see the true meaning of the two crucial elements of this story: the angel's command to Lot's family not to turn and look back at the city they are fleeing, and the transformation of Lot's wife into a pillar of salt. For if you see Sodom as beautiful -which it will seem to be all the more so, no doubt, for having to be abandoned and lost forever, precisely the way in which, say, relatives who are dead are always somehow more beautiful and good than those who still live- then it seems clear that Lot and his family are commanded not to look back at it not as a punishment, but for a practical reason:because regret for what we have lost, for the pasts we have to abandon, often poisons any attempts to make a new life, which is what Lot and his family now must do, as Noah and his family once had to do, as indeed all those who survive awful annihilations must somehow do. This explanation, in turn, helps explain the form that the punishment of Lot's wife took- if indeed it was a punishment to begin with, which I personally do not believe it was, since to me it seems far more like a natural process, the inevitable outcome of her character. For those who are compelled by their natures always to be looking back at what has been, rather than forward into the future, the great danger is tears, the unstoppable weeping that the Greeks, if not the author of Genesis, knew was not only a pain but a narcotic pleasure, too: a mournful contemplation so flawless, so crystalline, that it can, in the end, immobilize you."

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